Graver l’acier, Musée du Fer de Jarville, Claude Rossignol
A quel appel, à quelle injonction obéissent-ils ? Quel magnétisme tellurique a fait surgir ces blocs des entrailles de la terre vers le firmament ? L’homme alors s’en est approché. Son corps a paru plus lourd, son avancée s’est ralentie progressivement, gravement. Mais à mesure qu’il marchait, il sentit l’espace s’entrouvrir devant lui à chacun de ses pas : l’alignement intimidant, presque menaçant de ces blocs se décomposait, se fragmentait ; ils se séparent insensiblement les uns des autres, dans toutes leurs qualités de présence ; dans leur mystère d’être là. Mais de quel royaume terrifiant, de quel empire inconnu ont-ils été arrachés ?
Face à face, l’homme se trouve devant ce qui pourrait être son double. Il distingue maintenant beaucoup plus qu’une forme d’ombre : ses yeux peuvent lentement glisser le long des méandres profonds, le bloc est perceptible dans son entier, avec ses détails, ses innombrables replis comme ceux d’une peau épaisse mais vulnérable. Présence d’une indicible puissance concentrée, enveloppée dans sa froide solitude. L’homme songe alors à l’inhumaine condition que le monde lui oppose ; alors l’interminable dialogue avec le peuple des morts se renoue. Oui, ces signes gravés disent les efforts des foules, passées et présentes, unies dans cette incompressible nécessité de transformer le monde, ou plutôt de l’apprivoiser dans l’espoir de le rendre moins hostile, moins indifférent, moins étranger aussi. Durant sa méditation, les yeux n’ont pas cessé de scruter ces intrigantes nervures, ces sillons irréguliers, peut être devrait-on les appeler des cicatrices. La lumière fait vibrer chaque fibre. Les mains de l’homme attirées, hésitent…Le contact avec ces veinures renvoient bien à l’origine, aux premiers balbutiements de l’humanité, aux premiers marquages, à cet inaugural témoignage mythique. L’homme songe à cet instant d’illumination, fondatrice de civilisation où, la première fois, un autre homme réalisa que la mort ne pouvait être conjurée qu’avec des moyens immortels, transcender la mort par la création. « Les anciennes sociétés s’arrangeaient pour que le souvenir, substitut de la vie, fût éternel et qu’au moins la chose qui disait la mort fût elle-même immortelle. » (Roland Barthes La chambre claire). Lorsque Jean François Chevalier parle de ses créations, on ne peut s’empêcher d’être surpris qu’il les appelle des gravures. Est-ce par souci de nous rappeler qu’il n’a jamais cessé de graver et que ce travail dans l’espace ne rompt pas avec les travaux antérieurs ? Peut-être, mais c’est plutôt pour souligner l’importance qu’il attache au fait que lorsqu’il travaille avec un chalumeau de 2700 degrés, son attitude mentale n’est pas forcement différente de celle qu’il a quand il manie le burin sur ses plaques de cuivre. Il faut avoir tenu dans ses mains le « livre -gravé » qu’il a consacré à Pompey en 1969, pour sentir la puissance de son tempérament ; c’est une suite d’eaux-fortes rageuses, d’aquatintes brûlantes, de pointes sèches corrosives comme il en existe peu. La couverture rugueuse d’aspect, semble exhaler un parfum de soufre, dans sa brutalité démoniaque les lettres de Pompey y sont gravées à l’acide à travers ces pochoirs utilisés ordinairement pour marquer les caisses ou le matériel industriel courant. Les vingt-deux planches intérieures égrènent sèchement les principales étapes de l’histoire des forges de Pompey depuis son implantation en 1872. Ici sont consignés les moments forts de cette saga légendaire des « Gueules d’enfer ». Accompagnant les faits historiques, mêlés à eux, quelques esquisses gravées des principaux bâtiments ainsi que certains portraits très « enlevés » de sidérurgistes, marqués par le labeur. Les planches sont traversées d’émotion, de force et de sincérité. Ce qui semble avoir retenu l’artiste, c’est l’expressivité du trait qui vise à restituer l’univers insupportable des hauts-fourneaux ; vision vécue d’un monde piranésien, implacable pour l’homme, écrasé sous le gigantisme des machines que d’autres ont inventées. Il se trouve que l’exercice de la gravure est, parmi tous les arts, un de ceux qui appelle le plus de recueillement, de recul par rapport à soi et au monde ; c’est la question de format mais surtout la nécessité d’imaginer toutes les choses « à l’envers », différemment puisque les incisions gravées doivent restituer toutes formes en négatif. Comme beaucoup d’autres, certes, il a connu ce désespoir diffus engendré par cette conscience d’être impuissant à modifier un tant soit peu le cours des choses, en particulier dans sa région. Et sans qu’il en parle jamais, on croit pouvoir deviner qu’il a connu cette nostalgie qui invite à se débarrasser de cette volonté d’agir sur les déchaînements du monde visible pour chercher, en lui-même, un lieu secret à partir duquel sa vision pourrait changer. Mais, il est allé plus loin, il a dépassé le renoncement ; son impatience, son attention à autrui l’ont poussé à sortir de ce qui n’aura été pour lui qu’une étape. En 1985, sa proposition d’effectuer un travail dans les ateliers de la Société nouvelle des Aciéries de Pompey est acceptée. Là, devant des ouvriers d’abord septiques, il entreprend son œuvre, avec en main un chalumeau oxhydrique décriqueur, entaillant ces douze lingots d’acier : température 2700° C ; poids moyen de chaque lingot : 4 tonnes.
Les fusains « préparatoires » ne donnent qu’une première idée, générale, du travail définitif qui devra être à l’écoute du matériau, de ses réactions. On remarquera que l’artiste accorde une attention particulière à la vision des angles ; comme s il s’agissait surtout de permettre aux principales lignes de force de parcourir, de pénétrer, d’atténuer à défaut de pouvoir abolir la configuration parallélépipèdique initiale, trop sèche, trop dépendante de sa forme initiale, lorsque le lingot vient de sortir de son moule, avec toutes les traces de fabrication mécanique. C’est un point capital, dans la mesure où ce n’est qu’à cette condition que son travail trouve son sens plein, qui est de s’emparer de ces lingots, bruts, de la lingotière, et d’y inscrire la marque d’un individu afin de transporter cette masse impersonnelle dans le registre des créations où l’élément symbolique joue son rôle déterminant. Car, semble t-il , c’est bien sous cet aspect qu’il convient de situer l’oeuvre de Jean François Chevalier dans l’histoire de la sculpture qui s’écrit sous nos yeux. Il faut, pour cela, revenir sur une dimension essentielle de ce travail qui, implicite, se trouve néanmoins au cœur de la problématique de l’artiste comme du développement artistique de ces vingt dernières années ; je veux parler de la notion d’appropriation, de la prise de possession de l’oeuvre tant de la part du créateur que celle, parallèle du spectateur. Jean François Chevalier procède par incisions de la même manière que ses prédécesseurs de la préhistoire. Cette notion était fondamentale pour les premiers hommes, elle prend une place toujours grandissante dans notre civilisation. Il convient aujourd’hui de redonner la possibilité à l’individu de reprendre symboliquement possession de son espace. L’exercice de la sculpture devra se fixer pour objectif de permettre l’expérimentation de l’espace dont notre civilisation a besoin, dans les lieux publics ; rues et places mais aussi lieu de travail. « Que la conscience de l’espace et du temps, écrit Jean Luc Daval, ait été modifiée par notre civilisation inclut la recherche d’un ordre différent où le rythme et le dynamisme sont aussi impérieux que la franchise des éléments constitutifs ». Ce contre quoi s’insurge Jean François Chevalier avec une remarquable cohérence, c’est contre la confiscation sournoise et endémique de certaines libertés par des appareils urbanistiques, économiques, administratifs qui broient l’individu en l’assimilant à un atome de la sacro-sainte collectivité. Nous en trouverons facilement des exemples sans nous éloigner de l’oeuvre qui nous intéresse ; l’anonymat des lingots d’acier occulte toutes possibilités tout espoir de la part de ceux qui les ont produits de « s’y reconnaître » ; le public appelle à des vœux une sculpture qui réponde à sa vocation d’objet social en revalorisant les qualités conviviales, ses potentialités de communications. L’art monumental est train de redevenir un espace à vivre, après avoir trop longtemps été un objet à admirer. Espace à vivre tenant compte de la nature, de l’environnement, du cadre urbain afin de permettre à chacun de retrouver son identité à travers la réalité éprouvée par nos mécanismes de perception et de réflexion, selon des situations évolutives, vivantes. Depuis le début des années soixante-dix, certains artistes ont annoncé cette mutation : l’art de Jean-François Chevalier offre, à cet égard, des propositions puissantes et fécondes à la fois. Ces douze blocs d’acier, quintessence de l’action conjuguée des hommes, de leur travail, du feu et de la terre dont ils sont issus ont trouvé leur place symboliquement, à côté d’un troisième élément, l’eau. Avant d’être présentés au Musée de l’histoire du fer, ils ont été présentés le long de la Moselle, non loin de son confluent avec la Meurthe, dit « Gueule d’enfer ». On ne pouvait rêver de meilleur emplacement, du point de vue géographique ; mais au caractère grandiose du site s’en ajoute un autre, non moins remarquable, puisqu’à cet emplacement, depuis des millénaires, l’homme extrait le minerai, le travaille et affine cet airain légendaire ? Si ces blocs d’acier griffé, malaxé, pétri portent des stigmates d’une glorification du geste, encore ce geste doit être interprété moins comme les empreintes d’un individu particulier que comme l’indice d’une activité, d’un potentiel d’action, bref d’une vitalité qui ne pourrait appartenir en propre à personne. Ces incisions sont les gardiennes, visibles de toutes pulsions, de toute volonté. En ce sens, chacune de ces douze stèles n’est pas à considérer comme la clôture de son apparence d’objet fini : elles sont à découvrir dans leur redéploiement temporel. Elles doivent être appréhendées dans ce flux qui les vit naître, dans la fluidité d’un continuum dont elles sont, chacune, une stase.
Reste alors cette trace tangible d’une révolte, saisie à son état naissant, dans la pleine réalité de son énergie.