Confluence, Jacques Colleony

Catalogue • 1996

La confluence de la Meurthe et de la Moselle se situe dans le paysage au nord de Nancy à Pompey. Sur les cartes , les lieux dits portent ses noms énigmatiques qui associent l’histoire et la géographie en quelques mots lapidaires : La gueule d’enfer. Ce site particulier fut choisi et propice au développement d’une usine sidérurgique au XIX ème et XXème siècle. Les aciers de Pompey se sont rendus célèbres pour leurs aciers spéciaux et la fabrication des éléments de la Tour Eiffel. J’ai été témoin des dernières années de leurs activités. A leur démantèlement, j’ai réagi et fait réserver quelques outils à la taille colossale, aux formes symboliques. Ils ont assumé ce travail du fer et de l’acier, ont fait vivre la population de ce bassin dont j’étais moi-même issu.

A la fin des années 80, l’usine fut complètement gommée du paysage. Le confluent émergeait sur un territoire devenu lunaire. Le mâchefer, cette matière grise, résidu du fer, assurait une immense plateforme déserte. A la recherche d’un encrage, les vestiges sidérurgiques que j’avais fait réserver interrogeaient l’avenir de ce lieu, orphelins de leur usine. Ces pièces seraient installées, à l’image d’un cadran solaire de type méridienne sur ce paysage devenu lui-même sculpture. Cette zone fut déclarée officiellement zone A inconstructible là où rien ne doit exister puisque submersible. Comment comprendre que sur ce no man’s land le paysage se transformerait. Réhabilité, il se nommerait Gustave Eiffel comme hommage. Propice à la légende emblématique cette zone A devient le commentaire d’une gravure du Continuum rêvé. A son libre cours, elle invite le lecteur à déchiffrer cette image détachée de toute anecdote. Pourtant cet emblème s’est dessiné et construit d’une histoire vécue. L’emblème invente , à sa relecture, une légende future.

Regardez par exemple une pièce de JF Chevalier : le fil à plomb, c’est un modèle de fonderie, bois, carton gris, affiche papier marbré – le tout suspendu à un fil. On y sent d’abord une tension jamais résolue. Tout est toujours ouvert par juxtaposition des contraires, chaque œuvre est comme sur le départ , dès que faite contredite. Or, ce modèle de fonderie en lui -même n’est pas forme, parce que la forme comme telle est toujours accidentelle, c’est l’imprévisible sans quoi il n’y a pas de forme. Le modèle ne donne qu’une forme logique la forme prend naissance quand elle est arrachée à l’imprévisible, elle n’est que dans l’élan vers ce qui ne se commande pas. La forme, donc la forme comme telle, surgit accidentellement, surgit dans l’accident. La forme ne serait rien d’autre en son tracement que le moment accidentel de et dans l’empreinte. De telle sorte qu’une empreinte n’est jamais simplement empreinte ( a gravure n’est pas reprographie), mais ce surgissement de la forme avec (et comme) l’empreinte. L’acte en quelque sorte de l’empreinte est de déformer ce de quoi il y a empreinte, de telle sorte que l’empreinte laisse surgir la forme. C’est peut être bien cela qui fait trace dans l’empreinte. Dès lors le modèle de fonderie est recouvert de carton gris ou de papier marbré. Il faut en effet que le modèle soit non-identifiable, qu’il ait perdu son identité, et cette intervention de JF Chevalier pour enlever au modèle son identité lui donne précisément une forme. Le modèle cesse d’être le moule de formes qui n’en sont pas il trouve une forme en se rendant non identifiable. Dans ces pièces le modèle prend forme, c’est à dire apparaît ou surgit comme une présence en se mettant hors du sol et il peut alors s’ouvrir à l’autre par exemple à toute une population animale. L’empreinte du papier marbré suit un principe géologique, s’y imprime, l’acte même de formation des formes et leur déformation, en analogie avec la formation terrestre . Le marbre fait d’abord voir « le chaos », la danse des éléments, le rien que sont les éléments qui se transforment. Le monde marbré : le monde du chaos ,monde chaotique de marbrures qui s’organisent d’elles-mêmes. Déjà improbable comme un rappel de l’essentielle précarité d’un monde toujours submersible : l’affiche, la trace humaine « affichée » est recouverte par le papier marbré, comme la végétation qui recouvre plus ou moins une ruine:la marque que la nature réorganise tout.

L’oeuvre s’en tient à la source chaotique.

Il y a du réel. L’empreinte même du réel même , une façon pour le réel de passer en laissant sa trace. Par la juste intransigeance de qui se retire pour laisser être le réel que l’empreinte veut rendre se refuse à être reproduit selon l’icône et s’y refuse pour être rendu. Par la sobriété de qui décline l’invitation à l’image c’est en faisant défaut que le réel fait du réel pour venir à la surface rendant su même coup à l’empreinte son être réel sa réalité d’empreinte au réel qu’elle rend ainsi. Le réel laisse une trace qui elle-même est le tracement du réel de l’empreinte, apparition d’une forme à chaque fois singulière jamais un pas ne laisse la même empreinte.

Du réel se pose s’impose.

L’empreinte filtre le réel, le laisse filtrer.

Elle est trace de réel quand le réel, se trace, laisse une trace de lui-même en s’y traçant. Deux aspects de l’empreinte : l’inscription du réel et la trace qu’il laisse en se traçant. Venant là-la présence « refait surface ». Toute trace semble pourtant avoir pour caractéristique d’être en creux, de creuser un vide, d’accuser un vide, comme un lien nécessaire entre « refaire surface et apparaître en creux ». Dans l’empreinte le vide du réel. C’est sensible dans les marbrures : c’était comme si le réel s’était retiré alors même qu’il a laissé ses empreintes. On dirait de plus qu’il n’y a pas un réel antérieurement présent qui laisserait la trace mais le réel n’est rien avant la trace, sa propre trace fait apparaître (et justement dans la façon de la trace) et fait donc en même temps apparaître l’essence de l’apparence ou apparition : ceci qu’elle est un tracé laissant une trace par son tracement. Et c’est cela la marbrure : « faire apparaître le réel qui n’est pas là avant sa trace qui le fait être » qui fait que le réel et sa propre trace, le réel est la trace qu’il laisse en apparaissant. Mais la marbrure est aussi trop belle harmonie. D’où cette autre intervention de JF Chevalier : la déchirure qui vient ici s’opposer au monde déjà organisé de la marbrure à la logique physique des marbrures qui s’organisent d’elles-mêmes. Or, on le voit bien la déchirure fait jaillir une forme, toujours improbable et qui ne ressemble à rien .

Et c’est cela la déchirure : le jaillissement d’une forme venant soudainement s’interposer, la plus sauvage possible. Inversement on pourrait dire que toute forme comme telle, est (comme) une déchirure : elle fend, perce, elle fait rupture de manière violente. La déchirure indique que la forme est comme une trouée.

La forme toujours s’arrache ,est un arrachement.

Avec les papiers marbrés, JF Chevalier s’inscrit dans une tradition complexe. On voudrait le montrer : les gestes propres de JF Chevalier, par rapport à cette tradition, est d’une absolue rigueur. On connait l’analyse que propose G Didi-Hubermann à propos de l’aspect non figuratif de la peinture de Fra Angelico , qui relance toute la question de la figure, de l’image ,de la ressemblance, etc. Avec les surfaces parsemées de taches multicolores Fra Angelico reprend la tradition des « marmi fini », des marbres fins, d’une peinture « imitant ces taches et ces incrustations colorées, variées à l’infini, et que l’on retrouve dans les marbres, en particulier dans les marbres italiens ».

G Didi-Hubermann note que le marbre a été investi d’une « valeur symbolique qui en fait un terme générique » pour pierres en tant qu’elles sont colorées et éclatantes (brillantes polissables) et que, du même coup , le marbre renvoie à une « catégorie esthétique » pour autant qu’il associe « color », la couleur à « vénustas », l’éclat de la grâce. G Didi-Hubermann ne développe pas ce point, mais il est possible qu’avec le marbre il y aille d’une certaine définition de la beauté, non par harmonie des formes mais éclat-ce qui est la définition de la beauté que donne Plotin.

(Disons d’emblée que dans le travail de JF Chevalier ,la beauté ne sera pas seulement dans la marbrure mais dans la déchirure qui vient rompre l’organisation du marbre : la déchirure comme éclat.)

Mais G Didi- Hubermann insiste sur un aspect plus important de la peinture de Fra Angelico : avec ces jets de peinture multicolores sur la surface, Fra Angelico se dégage en fait de l’imitation du marbre en peinture et en général de toute représentation selon le code numérique pour privilégier, dans un geste dont on voit la modernité mais qui serait donc le geste de la peinture elle-même, »l’existence matérielle de l’indice de la trace picturale, (de telle sorte qu’il ne s’agit pas de représenter du marbre faussement peint mais de présenter la peinture en sa matérialité. Reprenant à son compte l’opposition que propose le sémiologue Charles Saint Peirce entre l’icône » j’appelle un signe qui est mis pour quelque chose simplement parce qu’il lui ressemble, une « icône » et l’indice « un indice est un signe ou une représentation qui renvoie son objet non pas tant parce qu’il a quelque similarité ou analogie avec lui (…) que parce qu’il est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l’objet individuel d’une part et avec les sens et la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d’autre part ».

G Didi-Hubermann veut marquer l’opposition entre l’image et prise au sens de l’aspect visible de la chose, et la matérialité de la trace. Il semble que JF Chevalier s’inscrit doublement dans cette tradition, dans celle du marbre fin et dans celle ou avec ce qui semble être le marbre il y va de la trace de la matière. Le papier marbré se donne à la fois comme imitation du marbre et comme trace de jet de pigments sur du liquide. Dans tout cela, il s’agit donc non pas de représenter mais présenter de la matière. D’où aussi les ambiguïtés d’une volonté de présence qui représenterait purement et simplement la représentation (ses insuffisances, ses mensonges, ses feintes, etc.) Une ambiguïté à laquelle G Didi Hubermann n’échappe pas (à moins que ce soit l’ambiguïté du motif de la picturalité de la peinture même) quand il inscrit ce geste pictural dans la théologie et en particulier dans la théologie négative, qui pose une surescence d’autant plus présente qu’elle est in-figurable de telle sorte que l’infigurable est ce vers quoi la peinture constamment tend. La question reste ouverte de savoir si, à écarter la représentation au nom de la matérialité de la peinture en sa pureté non dévoyée par l’image, on ne rejoue pas une certaine scène de la théologie négative, de telle sorte que la figure picturale est comme la figure du « divin » qui doit se donner comme « une forme uniforme, une figure qui porte en elle l’infigurable. « N’y a t’il pas là une esthétique qui serait en quelque sorte toujours tendue, mais vainement par le désir de l’inaccessible image de telle sorte que peignant, « je ne peins que traces, cendres d’un feu »  et que la trace par quoi la présence se communique de la manière la plus directe fait en même temps signe vers l’image absente, « l’image, l’invisible image ».

Or, JF Chevalier ne va pas en ce sens parce qu’il ne refuse pas la représentation il va comme par instinct joueur l’exposer.

Dans son évolution propre JF Chevalier, finit par ne pas refuser la représentation il va en jouer, la mettre sous tension en la juxtaposant, avec ce qui est de l’ordre de la matière et de ses traces. La représentation dès lors se donne à voir comme telle, mais elle aussi est en même inquiétée par la juxtaposition d’autres éléments (l’empreinte, le trait, les matières, le papier huilé, le plus ou moins de marbre etc.) Par la représentation, sans cesser d’être ce qu’elle est (et il n’est pas sûr qu’elle soit simple reproduction de l’aspect visible, elle aussi est peut être présentation) est pour ainsi dire reconduite à la question de la forme, à cette forme sans quoi il n’y a pas de représentation ou qui est comme le tissu de la représentation. Que ce soit à l’occasion de gravures dont le sujet renvoie à du religieux non sans ironie, n’est en rien un hasard : rien de moins religieux que le geste que suppose ses gravures. Ici nulle figure n’est là pour montrer l’altérité transcendante : il ‘agit d’abord, selon une disposition plastique des plus rigoureuses de mettre l’image en tension.

La première fois c’est à Lascaux. L’animal essentiellement surgit, a pour mode d’être le surgissement toujours surprend par sa présence proximité très étrangère à chaque fois la vague d’une apparition précise, légère une intraitable hésitation, un remous agitation des bestioles dans le lieu désert de l’industrie passée, ainsi allait l’usine vivante, le paysage familier est laissé aujourd’hui au désœuvrement de l’abandon, on marche dans l’absence des bâtiments, on exhume, s’exhalte de la trouvaille, on se penche méditatif sur les vestiges : crasse, minerai briques réfractaires, poutrelles, armatures métalliques, morceaux de rail, traverses de chemin de fer ou soudain la nuit en retour sur la route cela surgit oblige à quelque tremblement. L’animal est là sans qu’on s’y attende ouvrant cependant pour le chevalier surpris un lieu et une heure mémorables et l’ouverture elle même, l’animal là, n’expose rien que lui-même dans l’instant sans intention que la présence est furtive jaillit, fuse ; là tout frissonne le moment saisissant d’un cheval avec sa robe pommelée.

Cette présence surgissante de l’animal est gravée. La première fois c’est à Lascaux.

Lascaux, on le voit bien est une expérience décisive pour JF Chevalier. Quelque chose, là, se donne d’un coup : un rapport au monde, tel qu’il est vécu, éprouvé et rendu visible sur les parois et les plafonds, placé une nouvelle fois à même les murs. Dans la grotte, le sentiment dominant est que d’une certaine manière « tout est déjà là ». Une première fois se sont noués « l’univers » la « nature » et « l’industrie ». Il y a donc une « permanence » un « centre » une « structure fixe » comme quelque chose d’anhistorique à partir de quoi et autour de quoi ça bouge et se déplace. Or ce permanent c’est à mon sens ce « nouage » à chaque fois nouveau ou se présentant à chaque fois de manière nouvelle d’un « monde », d’une « nature » et d’une « industrie ». Nouage permanent des trois à partir duquel ce qui se présente, se présente de telle ou telle manière. Le choc est peut être qu’avec Lascaux la naissance de l’art est immédiatement représentation représentation animale.

« Mais une telle animalité n’est pas moins le signe pour nous, le signe aveugle, et pourtant le signe sensible de notre présence dans l’univers. »(G Bataille)

On veut suggérer à la vue du travail de JF Chevalier que ce qui lie l’animal à l’art est « le moment apparitionnel » en tant que l’animal, comme la forme surgit de manière imprévisible. L’expérience de l’animal est l’expérience de la présence soudaine qui étonne en ne laissant pas le temps de se reprendre. D Maldiney décrit parfaitement cela : « les peintures de Lascaux ont mobilisé les formes animales dans une esquisse gestuelle dont le flux est en instance et en émergences perpétuelles. L’instant de vérité était pour cette race de chasseurs le moment apparitionnel, dans lequel le surgissement de l’animal ne fait qu’un avec le sursaut de tout l’espace de l’ Umwelt hanté soudain, sur le fond de son attente, par l’événement – l’avénement d’une présence bouleversante. Ce qui est présenté à même la paroi est ce que présente ou invente à son tour JF Chevalier selon un autre nouage, c’est précisément « l’instant de vérité », l’instant où cela (l’animal ici) apparaît dans l’ouvert ou plutôt ouvre au moment de l’apparition l’espace de son apparition. Or, c’est cela même l’acte de la forme qui apparaît se traçant en ouvrant l’espace où elle est, en (se) spalialisant. Les formes de Lascaux sont précisément « des formes » (« flux en instance et émergence perpétuelles ») parce qu’elles procèdent de ce surgissement animal. Naissant à l’art de ce « choc » et de ce « ravissement » que fut pour lui Lascaux, JF Chevalier sur le chemin de sa propre invention, reste au plus proche de cette naissance de l’art. De ce toujours déjà là sans cesse à relancer.