Maudit Sacré, Jean-François Chevalier

Réflexion personnelle • 1997

Tout commencement suppose ce qui précède, mais en un point le jour naît de la nuit. Cependant, dès l’abord, le travail est, avant la naissance de l’art, cette conséquence décisive. Se reportant sur eux-mêmes, ces êtres qui faisaient, qui créaient des objets, qui employaient des outils durables, comprirent qu’ils mouraient-qu’en eux quelque chose ne résistait pas…quelque chose du moins leur échappait… Le crâne, après la mort était toujours cet homme auquel les survivants avaient à faire autrefois.

Le crâne, objet imparfait en quelque sorte, déficient, qui était, en un sens cet homme là, mais ne l’est plus. Aujourd’hui encore, cette figure décharnée nous interroge et garde sa grimace , son mystère, intacts. Si l’approche de ce qui ne vit plus confirme notre destin, à ce moment, enfin , nous réalisons que la connaissance entre en nous . Cette connaissance nous entraîne à considérer la naissance comme l’enjeu de la vie – sans quoi il n’y aurait pas renouvellement. La médecine, la science, les technologies avancées ont maintenant le « loisir » de « scanner » l’être vivant – autrefois par respect de la vie on explorait les cadavres. D’ailleurs il est toujours de bon ton de donner son corps à la science. Bien sûr quelques cobayes ont été sacrifiés – mais ne polémiquons pas. Et pour se donner bonne conscience nous préciserons que la médecine fait des progrès – mais l’esprit –

L’esprit n’est pas du domaine de la médecine légale.

L’esprit c’est intouchable. Il va sans dire que nous respectons l’article premier de la constitution qui laisse à chacun le choix métaphysique sans oublier de préciser que nous nous refusons à toute affirmation dogmatique – que notre devise est :

Liberté – égalité – fraternité :

Les droits de l’homme ont été proclamés et nous souhaiterions qu’ils soient appliqués – hélas ils sont inapplicables – ce qui est vrai là, est maudit là-bas. Ces contradictions s’opèrent suivant les ethnies, les morales, les géographies, les hiérarchies, les religions. Nous savons bien que l’humanité est écervelée et confuse. Nous constatons que même la paix est un objectif conflictuel – qu’à trop vouloir le bien , le mal apparaît autrement – bien sûr les modes de vie ont évolués mais pourtant la « Nature humaine » ne peut se résoudre à abandonner ses comportements anciens. Ces comportements défendent des territoires, des richesses, bref, des valeurs au détriment de leurs opposants qui, ruinés et impuissants, maudissent leurs conquérants – puisque déchus de ce qui leur est sacré. C’est ainsi que le maudit fait entrer en scène le sacré .

Maudit Sacré

Et ce sacré demeure ambigu puisqu’indéfinissable par nature. Alors devant cette maudite impuissance, l’esprit a imaginé l’interdit mais l’esprit maudit le sacré puisque c’est interdit. Pour nous-mêmes et nos contemporains, il est difficile d’imaginer comment le jour s’est levé, comment et pourquoi, entre deux glaciations, l’esprit de l’Aurignacien dépassa le stade de l’outil, donc du travail – qu’il a réalisé que l’esprit n’était plus dans ce crâne maintenant vide – et que parce qu’il n’y était plus, considérer ce crâne comme cet objet ordinaire qu’était un outil. Ce crâne appartenait bien à cet homme défunt, son semblable qu’il avait connu animé : son crâne sans utilité fut convié à une nouvelle vie. Cet au-delà de la vie inspira peut être de le nommer – cet objet – il était le témoignage de cette autre vie – il transcendait la mort. L’hypothèse de cette évolution le fit apparaître en ce qu’il n’était plus comme avant mais comme étant la représentation de son au-delà – donc intouchable – ce crâne – sacré symbole – L’éveil d’un nouveau monde pouvait exister. Le monde de la représentation des esprits – curieusement les premières œuvres d’art se datent à l’âge de la disparition de cet homme inconscient – mais la mort a bien pu – et sans doute a-t-elle dû n’apporter qu’un élément  négatif : cette sorte de fêlure immense qui n’a cessé de nous ouvrir à d’autres possibilités que l’action efficace : ces possibilités demeurèrent en apparence inexploitées jusqu’à cet homme au « cou de cygne » que fut l’aurignacien – l’humanité antérieure, apparement se bornait à traduire en interdit le sentiment que la mort lui inspirait. Si nous acceptons que cette notion d’interdit s’est révélée et développée dans la nuit des temps – il faut poser la question de passage de l’animal à l’homme, celui de la vie indistincte à la conscience – qui ne porte pas seulement sur les caractères intellectuels et physiques mais sur les interdits auxquels les hommes se croient tenus. Si les animaux se distinguent de l’homme, c’est peut être le plus nettement en ceci: que jamais pour un animal rien n’est interdit – le donné naturel limite l’animal , il ne se limite pas de lui-même en aucun cas. Le sociologue et l’historien des religions n’envisagent que les tabous particuliers, sans se dire avant tout que, généralement, sans interdit il n’est pas de vie humaine. On peut envisager que pour l’homme, l’aurore a commencé quand pour la première fois les morts fascinèrent les vivants, que leur conduite en fut limitée, que l’interdit s’imposa face à ce qui n’était plus un objet qui autorise des va et vient ordinaires autour de lui – que ces objets particuliers qu’étaient ces morts étaient réservés à un sentiment, terrifiés.

Qu’en fait, ils devenaient sacrés.

Et c’est peut être en ce point singulier que le jour s’est levé sur l’esprit de l’homme enfin achevé. Aucun témoignage ne nous est parvenu au – delà de l’âge du renne, aucun document figuré, positivement ou non. Cependant nous ne pouvons nous borner à tenir compte de l’interdit lié à la terreur de la mort. Il y a d’autres conduites, non moins fondamentales, qui ont opposé ces mêmes hommes aux animaux. Les interdits humains formeraient deux groupes : le premier lié à la mort, le second à la reproduction sexuelle, de cette manière à la naissance. Mais si les sépultures de nos ancêtres nous ont révélé, par fragments, ce qu’ont pu être les cultes mortuaires de nos aînés, ils ne nous ont par exemple pas renseignés sur ce qu’a pu être l’interdit du meurtre. Pour ce qui est de la reproduction nous ne pouvons imaginer les interdits que d’après notre propre expérience. Et il faut en appeler à la cohérence relative des mouvements de l’esprit humain. Nous ne pouvons même pas nous poser de questions sur l’inceste ou l’interdit des pertes féminines sans parler de pédophilie. Bien sûr nous pouvons trouver quelques réponses chez les peuples rescapés de la préhistoire, que l’on nomme aujourd’hui les primitifs modernes – mais leurs renseignements si précieux soient – ils ne répondent pas à la seule question première qui est celle qui touche aux raisons qui ont eu la conséquence d’orienter le comportement humain. Alors nous sommes en droit de nous demander, en ce qui concerne la naissance, donc des rapports sexuels si, comme pour la mort, l’interdit, donc le sacré, n’était pas la conséquence inévitable du travail. Aujourd’hui nos activités citadines nous imposent au quotidien le monde des objets, au point que notre production dépasse notre consommation.

Nous n’arrivons même pas à équilibrer la distribution de nos richesses.

L’échec du travail industriel renvoie la société à produire d’autres modes de production – le travail à la chaîne n’a pas suffi. Nous avons inventé l’outil qui fabrique des outils, qui ne sont que des objets – ce qui précipite l’homme dans des cadences d’adaptation à répétition – faisant re-surgir en abîme ses propres racines – Sa nature humaine – Les formations, les réinsertions à ce nouveau monde produisent aussi des exclus et là, il n’est plus question d’envisager la carotte du travail – maintenant ce sont les outils virtuels qui travaillent et on nous bourre le crâne avec l’internet ! Nos n’avons pas le recul nécessaire pour saisir et comprendre la direction que prend aujourd’hui notre société. N’oublions pas trop vite que le monde des objets qui se fabriquent en travaillant, est un monde sans vie – que la richesse n’a rien à voir avec l’esprit donc avec le Sacré. En ces moments troublés par la crise du travail, notre société doit se reposer la question : comment ce monde que le travail créa fait apparaître , en opposition à celui-ci et à des fins toutes autres, l’activité sexuelle et la mort ? Cette valeur universelle trouble l’ordre des choses essentielles au travail qui n’est du coup, plus homogène au monde des objets stables et distincts. La vie qui se dérobe ou qui surgit , reste, malgré l’évolution de notre humanité, le mystère dérangeant,et qu’en ce point nous nommerions

Sacré – ultime limite de l’interdit.

Nous saisissons ici le plus étrange : ce domaine troublant qui nous domine, nous renvoie plus loin, celui de la vie animale qui n’est pas soumise au travail. Et cette fascination est, on peut dire restée intacte depuis la nuit des temps dont les premiers indices tangibles sont les traces laissées par nos ancêtres. Mais nous nous reconnaissons dans ces traces, celles de l’homme achevé, c’est que précisément il s’agit d’Art – d’Art atteignant des sommets et cela dès le lever du jour – comme si l’évolution de l’humanité cultivait une mise en abîme de la notion de progrès- qui serait un faux problème, puisque nous obéissons au déjà là, depuis toujours et maintenant. Nous ne faisons qu’obéir aux interdits que nous avons inventés, puisque sans interdit donc de sacré , il n’y a pas de vie humaine. La seule réponse tangible d’un éveil au-delà de la contrainte de l’interdit renvoie, à l’illumination première, qui ne serait qu’oser autrement. La preuve de cette première manifestation est signifiée par l’Art, quinze à vingt mille ans avant J-Christ. Les suppositions de rituels magiques qu’entourent cet Art, n’expliquent pas la virtuosité des représentations, aidées par la connaissance de l’anatomie et de la mise en espace…une parfaite leçon d’art et des plus nobles.

L’ART n’est pas MAGIE

On sait peu de choses sur ce qui a pu motiver le sens de cet Art, il entretient un rapport direct à la nature mais ses vestiges sont conservés souvent dans des lieux reculés des cavernes. Ils ne nous renseignent pas sur le « Pourquoi ». Si certains y ont vu un rapport au rituel de la chasse, cette hypothèse ne peut être suffisante. Si deux ou trois flèches atteignent quelques animaux, la majorité est d’une vitalité bondissante. N’enfermons pas l’art dans le piège où nous sommes empêtrés celui du rationnel. L’art ne peut être magie puisque la magie est toujours intéressée . On observe que les primitifs modernes ont toujours recours à la magie . On ne peut rien affirmer de ce qui entourait l’art pariétal aujourd’hui dépourvu de tous artifices mais cet art découvert et reconnu depuis peu (XIXème siècle), a développé chez les chercheurs l’émerveillement du jour qui se lève sur l’animalité des fresques. Nous ne pouvons économiser le trouble qu’engendre la découverte de ces grottes préhistoriques qui sont la preuve que dès son origine, dans un contexte qui n’a rien à voir avec le nôtre, l’homme a su dépasser la notion de travail. Et c’est peut être, à la lumière de ces réponses qui ne sont que fragments de ce qui a pu être l’activité artistique en son commencement qu’il nous faut porter confiance, non méfiance à cet homme clandestin, passager suspect de renaissance, artiste défiant notre modernité.

Sacré travail !

Le divin n’est pas le sacré. Les temples, les églises, les tombeaux par leur appartenance restituent les visions du divin – pas les palais ni les musées. Les fresques et statues qui ornent ces lieux ne parlent pas d’art mais de dieux, de fétiches, d’esprits, ils sont des lieux de croyances. Quand les statues deviennent sculptures, il arrive que ces lieux soient musées. Pourtant ces mêmes édifices, ces mêmes objets détournés de leur fonction ont été ramenés comme des curiosités par les aventuriers, les conquérants. Ils étaient butins, trophées décorant les palais – preuve de victoire – témoins de frasques et démêles tumultueux qui ont conquis et dépassé les interdits. Trésor puisque victorieux d’avoir conquit l’esprit du vaincu, le héros en faisait don à son prince. Mais l’histoire est discontinue.

La réhabilitation hors du temps logique.

Ces antiquités attendent la reconnaissance. Non pas du sens initial que la peuplade leur avait donné en les créant, mais de leur nouvelle appartenance. Expatriés, ces objets n’ont plus rien à voir avec les cocotiers, les bananiers, les phoques ou les singes mais bien avec notre salon ou avec la place de la Concorde, St Pierre de Rome, ou la place Carnot de Nancy qui dressent leur obélisque en vainqueur d’un savoir universel dans l’exotisme conquérant, colonisateur et missionnaire.

Pas au nom de l’art!

Si les références à l’Egypte sont, à certains, si chères Néfertiti, le scribe accroupi ou le chat ont été découverts aux services de l’éternel dans les illustres tombeaux profanés. Champollion a su traduire ce que nous prenions pour des fresques décoratives. Napoléon après César en a fait un événement politique. Bien sûr, nous regrettons les actes de barbarie. La nature humaine (tentation, profit, besoins) a fait le reste pour exploiter ces pyramides comme des carrières. Avec Champollion comme interprète, au nom du savoir et de la bonne conscience, nous continuons de restaurer ces ruines, Et même en les déplaçant pour convenance ! Un nouveau sens est donné à l’apparence qui n’est plus du domaine de l’appartenance. Cet art sacré est recyclé – tout comme une poupée indienne devient objet de curiosité. Bien que l’on ait pu transporter les obélisques et bien autres choses – il n’en va pas de même pour Lascaux qui gardera tout son mystère au fond de sa grotte. L’image que le CD nous en restitue est à peine plus généreuse que la reproduction dans un livre. Suffira-t-elle ? Et d’ailleurs en avons nous besoin ? Pour édifier notre nouvelle société Post travail.

Le mot est prononcé – « je » nous entends le maudire…

Nous qui avions inventé le travail seront peut être interdits de travaux. Nous avions de quoi vivre, trop ou pas assez, c’est pareil puisque de toute façon nous en voulions plus – maintenant il sera seulement question de salaire pour survivre. Le travail occupait. La contrainte de l’édifice de la société y trouvait son compte puisque, travailler, c’était la santé. Régression ou évolution de l’activité humaine ? La terreur que convoque cette peste devra nous faire renouer avec notre destinée qui ne permet pas de contourner les grands classiques de l’activité humaine. Réapprendre les rapports entre corps et esprit. Réapprendre l’harmonie nature société. L’artifice du confort supprimé, il faudra bien dans ce post -monde trouver un salaire pour survivre. Quels interdits aurons- nous à inventer pour le dépasser ce maudit travail ? « je » nous regarde, défait de nos valeurs, de nos outils, emportés par la confusion. Comme les boues du Gange emportent les récoltes, charrient les habitations et les corps . Mais, la fleur de lotus flotte de son symbole de vie après la mousson. L’Orient est immortel. « Je » nous regarde, démunis au pied de la pyramide que nous avions construite, pour l’éternité.

C’est un tombeau. Veillé par le sphinx défiguré que le soleil, chaque jour fait sourire devant les vagues de sable. Le Nil refuse de nous livrer le secret de ses sources, comme l’insondable fontaine de Vaucluse fait jaillir , dans le vacarme, ses eaux bouillonnantes. Le mystère est invisible – d’où vient ce torrent ? Nous regardons d’intrépides funambules suspendus au-dessus du gouffre, rivaux discourtois qui jouent avec la mort que nous ne connaissons pas.

Quel travail !

Nous sommes à l’heure des héros, de la rue et du froid de l’hiver. Chômeurs et SDF n’ont pas le choix, ils maudissent la logique laborieuse qui les a mis dehors. La ville peut devenir un piège. Il nous faut acquérir de nouvelles vertus. Zola nous voit comme « je » nous regarde, misérables parce que petits dans nos propos impuissants. Nous avons inventé les dieux d’une modernité nucléaire, comme défi aux outils distribués aux maladroits que nous sommes, devant les mystères d’une renaissance. Faudra-t-il enterrer le travail ? Construire le tombeau ?

Ré-instaurer le Sacré qui n’est que l’apparence de l’espérance de nouvelles valeurs ! « je » nous regarde angoissés. Et il en faudrait beaucoup pour que nous en décidions. Le maudit survole notre désinvolture. Aujourd’hui nous doutons – un au-delà se profile – arrêtons de geindre. « Je » nous ai vu disparaître de nos usines – friches aujourd’hui. J’ai construit un temple à la « Gueule d’Enfer ». Comme un crâne – épargné du chaos ; il représente le cosmos. « Je » nous regarde vociférant. Nous ne déciderons pas de notre destin.

Restons modestes.