Erratique-Pratique, Saarbrücken Künstlerhaus
Deux générations, le père et le fils. Au premier abord, rien de commun entre les deux. Jean François Chevalier approche les choses avec une curiosité ataviste. Il les reconnaît et les recrée d’une manière nouvelle et autrement. Nature et culture en tant qu’antipodes qui tendent en confiance l’un vers l’autre. Xavier Chevalier, le fils , produit d’intelligentes métaphores sur incompatibilité illusoire entre ce qui est et ce qui est fait. Il ironise la coupure entre les deux. Il en reste néanmoins une tension dialectique dans le dialogue entre le père et le fils. Le père observe et intervient dans sa procédure, il laisse une chance au hasard contrôlé. Le fils met en scène des réactions humaines à une culture quotidienne vécue. Il se sert d’éléments industriellement produits mais se référent à une logique personnelle. Il crée des objets situés entre la réalité tangible et le concept. Un artiste conceptuel, qui renonce à l’intimité de l’atelier. Faut il penser comme Marcel Duchamp, que l’art est la seule chose qui reste aux hommes qui refusent laisser le dernier mot à la science ? Ou encore, il nous faut créer dans l’art des valeurs nouvelles – des valeurs scientifiques et non sentimentales. Lorsque Jean François Chevalier érigea sa « Gueule d’enfer » en 1986, nommée d’après la confluence de la Meurthe et de la Moselle à Frouard-Pompey en Lorraine, il répondait à la mort de la sidérurgie dans cette région. Pendant plus de cent ans on fondait et on coulait du fer : des œuvres célèbres comme la tour Eiffel et la Statue de la liberté par Bartholdi…L’artiste réagit avec douze colonnes d’acier. Il modèle des barres d’acier massif d’une hauteur de deux mètres et d’un poids de quatre tonnes avec des lance-flammes géants – jusqu’à qu’ils soient ramollis en des figures bioformes. Il leur donna la structure des empreintes de fossiles. Il pétrit et modela ses signes comme s’il était indifférent à la dureté du métal. Et comme s’il travestissait ces matériaux conformément à ses idées artistiques qui se referaient à des principes naturels. Un concept qui intègre la nature pour l’en arracher de nouveau à contrario. A la base se trouvait non pas l’idée d’un matériau naturel qui reçoit sa forme définitive par la main de l’artiste mais un ingrédient historique qui a son propre langage. Assisté dans des sections différentes par un auteur plein d’humour. Les travaux récents de Jean François Chevalier témoignent de l’accord du dessinateur et du sculpteur avec la nature : il enroba des blocs de pierres des Vosges avec des couches pigmentées, les transporta sur les lieux de leur découverte et attendit jusqu’à ce que le temps et le vent aient fait effacer la couleur. Il laissa ensuite dans un processus inverse couler l’eau colorée sur du papier jusqu’à ce qu’un motif marbré et polychrome sorte en ruisselant des fentes et des nervures. Les différents stades de travail d’investigation naturelle se trouvent dans d’énormes recueils : ainsi reposent dans ce livre du Champ des Roches des formes rondes, pittoresques sur un fond de papier rude et épais, comme on l’utilisait autrefois à l’effet de protection sous les tapis de sol. D’ une part, ces formes circulaires représentent une association aux pierres, d’autre part ce sont des traces du mouvement de gouttes. Et -comme troisième champ d’action- la dynamique de la marche à travers le Champ des Vosges. La course comme motivation de la création. A travers l’ensemble, il y a des souvenirs bio-morphes véritables -les écorchures rampent sur le fond préparé, de mystérieuses silhouettes donnent l’impression d’être gibier : Jean François Chevalier évoquait les grottes de Lascaux – descendant de l’époque glaciaire – comme lieu de manifestation d’expression humaine. Des dessins âgés de plus de vingt mille ans comme formule affirmatives pour un chose couronnée de succès. L’écrivain français Georges Bataille disait de Lascaux que l’artiste forme (effectue) sa propre identification avec l’artefact par cette concordance entre l’homme et son milieu : il crée le tableau et pas l’image. Il en reste quelques traits dans cette liberté des mouvements, dans ses traces d’une vie fictive, dans des tourbillons galactiques et éruptions catapultées. Le livre des croûtes offre une autre comparaison en notant des sédiments horizontaux, des restes statiques d’un mouvement passé. Un livre de sédiments avec de lourdes pages peu élastiques, consolidées avec du papier mâché : on y trouve des dessins gravés et l’impression de cordes. C’est à dire qu’un passé inventé commence à devenir histoire. Des restes de pigments comme dans des fresques abandonnées, des bosses presque topographiques simulent un processus temporaire en représentant néanmoins un acte artistique et artificiel. On a l’impression que la géophysique joue un rôle, il n’y a pas de différence entre le né et le créé. Donc des livres qui conservent la mémoire de l’origine du monde, qui décrivent une histoire naturelle au delà de la science transmise par ses épreuves minéralogiques et la géologie simulée. L’artiste comme démurge, comme créateur d’un monde auto-dirigé. Dans les œuvres le plus récentes, il y a des boules imposantes : des formes arrondies, archaïques faites de plusieurs couches , d’abord de fil de fer, ensuite du papier et de la colle et enfin de la toile pigmentée, froissée et retroussée, cousue grossièrement. Par moment, l’artiste mêle ses propres esquisses dans la bouillie de papier pour augmenter l’intensité de sa langue autobiographique. Il y a aussi des surfaces marbrées, fabriquées avec une peinture laquée. Et il y a de même des allusions à la structure du granit avec des éléments cristallins et granulés, traversés par des artères comme si le vocabulaire des formes venait du ventre de la terre . Pourtant il n’y a pas d’intention spécifiquement figurative : le thème global est celui de la transformation que Jean François Chevalier poursuit de préférence dans ses randonnées à travers les montagnes. Il se sent comme ce voyageur du monde, comme il le dit lui-même , et le voyage amène la découverte d’horizons inconnus. Et il rapporte des pièces à conviction – comment pourrait-on le croire sinon ?
Dans la confrontation entre le père et le fils Chevalier il arrive qu’une boule – globe , qui représente dans la mythologie grecque l’origine de l’humanité, trouve sa place à côté d’un bout de mur, ou derrière un GABELTAPLER, ou près d’une palette avec des barreaux de fer-le matériel de travail vient de MANUTAN, commandé sur catalogue. Le catalogue représente pour l’artiste une forge d’idées, un cahier d’échantillons de la Postmoderne. Xavier Chevalier ne travaille pas sur la ré-évaluation du ready-made, l’objet retiré de son contexte quotidien, que Marcel Duchamp a rétabli dans l’art du XXème siècle. Les outils réalisés et les appareils intelligents sont une métaphore pour la transmission d’une énergie et et d’une force pour l’élargissement de ses propres limites biologiques. L’artiste rentre dans un dialogue têtu avec la réalité qui nous entoure : c’est à dire que les objets destinés à une fonction deviennent ridicules lorsqu’ils gisent inertes et inutiles. De l’autre côté , il les déforme d’une façon subtile et sournoise puisqu’ils ne peuvent ni ne doivent fonctionner. Une réalité décalée de cette façon repousse la valeur prosaïque derrière la réception esthétique dans la tête du spectateur. L’outil est l’invention de l’Homme. Mais il est probablement capable d’en faire plus que voudrait son utilisateur. Lorsque personne n’utilise cet outil, règne l’ironie. Les poquets de planches peuvent être un soutien d’architecture et en même temps, sortis du contexte, rien de plus qu’un bout d’arbre scié grossièrement, avec une surface brute et un rebord irrégulier. Dans l’isolation de détermination sur le lieu d’exposition, les objets reçoivent une connotation élargie. Cette préoccupation artistique contemporaine est formulée ici de façon nouvelle : rendre visible ce qui auparavant n’était pas visible signifie déconstruire. Déconstruction signifie rendre perceptible ce qui n’était pas reconnaissable auparavant, comme l’écrit Derrida…C’est l’un des aspects. L’autre est formulé par Xavier Chevalier lui-même quand il dit, qu’il offre au public une sorte d’acte de libération par l’expérience de l’absurde. J’invite le spectateur à porter sa réflexion sur la position de l’homme par rapport aux repères que lui impose son environnement… »au geste », qui, grâce à l’imagination, lui permet de dépasser ses propres limites et de créer de nouveaux espaces.