Tentation du monochrome, Jean-François Chevalier

Réflexion personnelle • 1994

L’absolu invite cette unique couleur à prendre la place de l’icône. Surface exaltée d’un pouvoir exsangue, le monochrome invente la matière de la couleur comme le pollen invente le printemps rendu sacré par cette couleur aurifiée au parfum éphémère.

Et puis……

De toutes les couleurs mêlées, nous aboutissons à cette neutralité grise -indéfinissable par excellence, mais contenant toutes les couleurs du spectre rompu de son arc grandiloquent qui nous fait résister à son éblouissement – Cette couleur grise, ou amalgame de toutes les couleurs, ne serait que la reconstitution d’un chaos -extrémité d’un cycle novateur à découvrir- il ne sera pas question de comparer ces couleurs mêlées au gris obtenu avec du noir et du blanc. Le blanc serait la non couleur. Le noir serait obscur. Ces deux valeurs ne feraient que ponctuer les nuances du jour à la nuit, de la lumière à l’obscur, alors que le métissage des couleurs serait ce gris qui rend corps à la matière. Ces deux familles de gris, fondamentalement différentes, s’affrontent comme deux complémentaires dans un rituel qui les redéfinit à chaque instant et nous assistons à cette crise du nommable, la perte de toute certitude. Comme le souligne Ludovic Janvier : « Sous son regard et son attention, le moindre phénomène en arrive à se diluer dans le non-sens absolu, à se faire un contenu purement plastique, et à perdre peu à peu, dans le subtil processus de ses lumières, de ses rumeurs, ses accents et ses rythmes, toute signification jusqu’à la plus littérale ».

Pourtant….

Il faut bien vivre dans nos villes, comprendre leurs sens, quitter la forêt. L’histoire raconte l’inconnu sur la surface monochrome. Né à son insu de la matière, respirant ce désert de solitude -Le monochrome- Absence fascinante révélée à cet inconnu. Cet homme (puisqu’il faut le nommer), sorti de son mystère, confronté à son devoir se mit en marche. Comme un intrus, il se mit à encombrer ce lieu en multipliant ses sujets à sa propre image mais l’errance n’est pas profane et les nomades existeront toujours. Il nous faut encore inventer quelques vierges pour enfanter notre survie. Peupler ce monochrome fascinant. Déplacer la solitude. Il ne pouvait être que belliqueux, à moins qu’il soit soldat en campagne -cet homme- autant l’accabler de tous les maux-puisqu’il est disparu-cet inconnu- . Mais ne sommes nous pas les enfants de cet étranger -qui un jour est passé-laissant derrière lui cette jeune fille engrossée ? Cet inconnu qui marchait, était notre grand père, à la recherche de cet absent, à la confluence de deux rivières ; vaste terrain stratifié de marécages asséchés–peu à peu territoire du faire industrieux. Mythologie alchimique découverte après la terre cuite et le bronze, le fer devint acier-mono-industrie aujourd’hui dépassée…Mais il nous reste le bruit qui hante encore le regard, y verse sa coulée de fonte, et le regard ne baisse plus-le bruit sort de chaque homme et de chaque femme; il y a dans chaque ventre un haut -parleur, branché, qui lâche ses ondes pareilles à des flammes. La vallée du confluent, enserrée de dômes forestiers révèle une géographie chaotique qui organise ce trou béant ; Terre-plein uniformisé, inséré de rivières canalisées, doublées de chemin de fer et d’autoroute. L’absence du paysage résiste à ces dômes colonisés d’agriculture et d’élevage, hérissés d’une chevelure forestière abritant quelques gibiers gérés et traqués écologiquement. Je me souviens de ces hommes fatigués par la crise sociale-envoutés par leur usine, quelquefois abusive comme notre mère-La pauvre défunte, de toute son énergie s’est défendue comme une tigresse, exténuée, elle s’est éteinte brusquement dans un cri d’angoisse et d’impossibilité-. Et nous sommes restés ,orphelins , traumatisés d’incompréhension , avec notre jeunesse, impuissants d’amertume, rancuniers de se retrouver seuls dans le chaos de ce désert aseptisé. Comment reconstituer cette chaleur du foyer, retrouver ces odeurs nauséabondes et contradictoires, d’être et de faire famille. Pourtant la chaîne n’est pas rompue malgré cet héritage encombrant. Subsiste cet innommable à révéler comme perspective d’un recommencement.Il ne s’agit pas d’une reconstruction puisque le paysage saturé l’interdit. Les choses familières ont cessé d’être vraies–la tentative de dire ce qui pourtant se présente avec la force des résonances rassurantes conduit paradoxalement à l’impression inquiétante de l’indicible. Il n’y a ni bonne distance ni point de vue privilégié-le choix de la posture perspective n’apporte rien à l’affaire-Seul le flottement persistant de perplexité étrangement envahissant, demeure. L’espace , dessiné par le nuage de volatiles autochtones délimite ce territoire dénaturé. Mais cet espace n’est pas à fuir, cet espace n’est pas mort-même s’il porte en lui les restes sidérurgiques. Catafalque inhumé dans la « Gueule d’Enfer » où s’ajoutent aux strates précédentes la post industrie dans notre devenir. Tombeau porteur de nos racines, pays de connaissance, cet endroit est devenu sacré. Une longue veille a commencé. La mémoire, les pleurs ne suffiront pas pour réveiller le silence inéluctable et sans réponse. La condition humaine, parfois, invente le mal pour se nourrir goulûment-mais quelque part est inscrit dans l’infini, une espérance de continuité qui résiste à l’insu de nos désirs immédiats. Malgré nous, nous sommes les héritiers qui devons déchiffrer le possible-Ces peuples héritiers nous y ont formés. Ce « déjà fait » de style minimal s’oppose entre chose et objet hiatus qui provoque un face à face entre objet et sujet. L’écho lointain d’un héritage industriel renvoie au processus de fabrication – engendre la violence dans la mesure de sa sophistication qui repose sur un savoir-faire qui rend l’appropriation impossible. Cette défaillance de principe d’identité entraîne l’irruption de l’ironie-une autre cohérence est convoquée, non pas celle faite de raison et d’affirmation, mais d’ambiguïtés, de paradoxes et de dissonances qui font coïncider vérité et mensonge, évidence et incertitude. La résistance de ces œuvres au démasquement doit en faire lecture, il faut dire que l’enjeu est important…N’est ce pas parce que l’art a perdu toute son intégrité formelle ? (On peut faire de l’art avec n’importe quoi .)

Jean Clair pose la question de la différence: «…l’art façonne des œuvres , quand la science construit des artefacts», cela fait longtemps que l’on tourne autour du pot, les ready-made, œuvres d’art qui jouent à frôler l’artefact – Démonstration philosophique ou description d’un état psychologique, c’est à dire « non objets de destination mais de transmission ». L’affection que je porte à ce lieu se noue à mon art mimétisé à cette transition qui peu à peu se révèle dans ma conscience, aidée de ce vécu de faire-sans compromis, ni tricherie-simplement engagé dans la réelle mouvance du devenir, à découvrir modestement. Hors des sanctions officielles, ces travaux sont des jalons anodins placés sur ce monochrome-paysage de l’absent-devenus sculptures, au concept social-dont la lecture est rendue plus simple par cet acte digéré de faire œuvre. Mais l’œuvre est-elle un modèle ? L’objet du modèle deviendrait la chose qui une fois nommée serait l’œuvre-c’est à dire l’objet (de nouveau ) chargé de réflexion-ouvert à la contemplation- L’œil pense. La contemplation ne réduit pas l’œuvre puisqu’elle a cette vocation universelle , mais cette universalité mériterait d’être expliquée. Elle n’est en aucun cas mise à plat. Je veux dire qu’elle porte en elle l’engagement de son auteur -ouverte au regard-en effet le regard pense, le regard parle, le regard détruit, le corps se défait, l’esprit renait ouvre la voix, touche la peau, caresse la vie. L’historicité inscrite, mêle le temps de l’homme à l’infini, conjugue le fait au défait. Mais ce contenu chargé, ne doit pas faire barrage à la lecture du néophyte– (non cultivé du schéma qui l’a ait célébrer ). L’œuvre, cet objet ésotérique, est bien la transition du sensible, matérialisé tangible qui interroge, communique la création du récepteur par l’image et prend le rôle d’objet de transmission. Ainsi qu’il s’agisse de figurines des Cyclades ou des colonnes de Buren, la matérialisation devient la force tangible de la pensée par l’esthétisme – qui n’est pas un modèle éphémère – mais bel et bien une historicité à considérer comme élément majeur dans les civilisations. Mais que reste t-il de ces peuples sans mémoire ? Ces civilisations dites orales, ces nomades dont on n’a plus de traces, ces peuples assassinés pour quelques territoires convoités. La guerre est-elle vraiment un art ? Faut -il encore expliquer ?Moi, je n’ai pas connu la guerre, je suis un enfant de la libération. Je n’ai pas toujours été attentif aux récits de mes parents qui eux ont vécu ces événements. Pourtant à mon insu, j’ai fait partie des espoirs de ces gens. Le paysage d’aujourd’hui est l’œuvre de cet après-guerre, il n’est pas reconstruction, il est autrement. Il est temps d’élever des repères pour notre descendance. Je ne suis pas étonné de ces faits puisque géographiquement ce lieu est situé au confluent de la Meurthe et de la Moselle–lieu-dit « Gueule d’Enfer ». Paysage stratégique depuis toujours– paysage obligé-carrefour des voyageurs- Custines signifie d’ailleurs « Confluent ». Lieu, qui avec les dernières décennies, a su étendre son savoir-faire à l’échelon mondial. Mégalomanie du progrès qui sut au plus haut niveau technique matérialiser la richesse au croisement de ces deux rivières qui ont donné leur nom à notre département. A présent de tous les feux de la mono-industrie, il nous reste un peu partout dans ce monde ces constructions métalliques. Architectures de l’esprit de nos pères-siècle en extension géographique sur voies de chemin de fer-artifice construit de bon-vouloir et de savoir-faire mêlés-édifices qui ont agrandi nos villes consommant la campagne. Aujourd’hui, terminaison d’une époque . En cette fin de siècle, l’électro-magnétisme à fait son apparition et déjà dirige les hommes. A présent, les nouveaux horizons technologiques économisent la ferraille , même si autour de nos voitures il y a encore un peu de tôle. Soulagés du poids de ces usines, les politiques regardent ce vaste terrain composé de scories froides comme des marcs de café-il est vrai que la valeur fondamentale de cette réussite était le travail. Les commandements bienfaiteurs ne manquaient pas et se transformaient en slogans ponctués. -Soit sur fond judéo-chrétien, par exemple, « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ou plus laïque on scandait « Le travail c’est la santé ». Les valeurs désuètes, bientôt démodées ont aidé à construire la société d’aujourd’hui. Et nous sentons bien cet embarras préoccupant.

Le péril du travail ou travaux en périls ? Comment faire ? Sans travail ? (Pour info : est républicain mercredi 22 mars 1994, première et seconde pages -Leclerc Frouard 300 emplois 1000 demandes !) Dix mille ! Comment occuper tous ces gens dans l’avenir ? Comment récompenser d’une situation normale les années d’études de nos enfants  ? Domaine obscur-Ne me dites rien, je n’y croirais pas-Quand penserons-nous autrement ? Et surtout ne dramatisez pas.

L’apprentissage au virtuel aurait commencé ?

  • virtuel mot à la mode qui fait son apparition pour pour décrire un possible, une ouverture des nouvelles technologies qui inventeraient une nouvelle société – c’est à dire qui est seulement en puissance et sans effet actuel.

Nos enfants le connaissent déjà mieux que nous, puisqu’ils le consomment depuis leur plus jeune âge – insidieusement la télévision a réussi à former cette génération où la confrontation au réel n’a plus le même sens. On dit pompeusement que la matière brute devient matière grise. Monochrome cyclique – qui remet en cause les théories du faire. La pensée expérimente le langage des images artificielles, l’esprit ne fait plus référence au concret – paradoxe de la consommation. L’espace se réduit, le progrès est là. La bourgeoisie a été épuisée par le prolétariat qui lui a produit les consommateurs dont l’économie a tant besoin. L’avenir ne nous appartient pas. Avec nos mauvaises manières, nos raisonnements d’après-guerre, ne jouons pas le mauvais rôle moraliste. Ne baissons pas les bras. Laissons nos enfants faire. Sans dieu ni maître, le progrès invente une autre ère, une autre philosophie, une autre morale. Nos enfants se salissent de moins en moins. Nous dépensons notre argent avec des cartes à puce et mangeons des cerises en hiver. Grattons vite le billet tac au tac chez le buraliste, pour gagner le rêve de la richesse. Avouons ! Nous voudrions tous être milliardaires. Le monochrome grisaille, les paraboles fleurissent les fenêtres des immeubles, l’Europe s’organise (la petite), la France est une terre d’asile (par tradition). Bosnie, Croatie, Serbie occupent les informations à la télévision, Jean Marie Villemin a été libéré pour fêter le réveillon de l’an, les inondations régressent. Le solstice d’hiver nous a ramené les miettes des chargements explosifs perdus dans l’océan. La cérémonie de clôture des jeux olympiques a eu lieu….Pêle-mêle. Les paraboles nous comptent l’histoire présente et inventent une autre pantomime . Dans le creux des HLM, nettement au-dessus des eaux-réfugié loin des canons, l’émigré visse sa parabole sur son balcon et capte son pays – sédentaire, virtuel, squatteur officiel. Déjà l’ordre s’interroge : est-ce bien légal ? Il va falloir dévisser ces paraboles !..Il nous faut légiférer ! …

Qui sont ces immigrés, enracinés d’errance ? Ecoutons cet imminent ivoirien Niangor Bouah parler : «La vérité de chez nous, la vérité de chez vous , voilà la vraie source des confusions. Cette vérité sans laquelle la nôtre ne saurait être une vérité.» Ou encore cette phrase de Montaigne (1533 1592) dans ses essais : «On dit bien vrai, qu’un honnête homme c’est un homme meslé.» Sur ces phrases toute faites, je ne ferai pas de commentaire. Troublé par ces vérités, tenté par leur actualité, comme valeurs si immuables qu’elles se mimétisent aux couleurs de ce monochrome, territoire de l’absent. Recouvert des scories de nos parents qui écartent les rivières , pour devenir présentes aujourd’hui. Virtuellement cet espace est une frontière qui rassemble autour d’elle une intercommunalité tumultueuse – elle est cette respiration convoitée par je ne sais quel homme qui marche, avec l’absent, comme un revenant -visiteur dont la tendresse lui fait accomplir ce voyage comme un rituel de passage. Oserais-je dire : de quelle liturgie s’agit-il ? Que voit-il ? Que peut-il voir ? Pas grand-chose de discernable, des similitudes dissemblables, quelque chose qu’il aborderait avec la prescription de « dévêtir les images » et qu’il tirerait vers ce monde étrange de voiles, de feux, de lumières et de minéralités. Sur cette baie gigantesque, il voit les frémissements colorés des uns et des autres apparaître et se retirer – qui changent l’objet de sa caresse et quelquefois atteignent son propre visage. Il verra ce paysage vallonné qui enserre cet endroit comme des parois et, à ses pieds l’écho répété , flou, inchoatif et disséminé des couleurs recuites. De là même , il invente la cause de la couleur et peut être reconnaissons nous -le sens que peut engendrer ce nécessaire théâtre , ballet ou pantomime – Cette mise en scène , parabole qui malgré elle, centre, anime le récit, le défilé, cette frise figurative, prédelle du mouvement de l’esprit.

Pardonnez- moi cette lancinante narration .

Ce monologue textuel évolue de ces sensations et observations dont je voulais vous entretenir. Les détails comptent comme une vue d’ensemble – ils sont cette spirale damassée qui s’enroule ou se déploie avec ses nuances de fer plus ou moins résistantes, organisées en strates qui lui donnent la souplesse de décrire ce mouvement d’une continuité évolutive sur ce territoire où la mutation est insensible au désir de l’homme qui croyait l’organiser. Elle est le lien, le ruban qui relie cet absent (le monochrome) à l’homme (qui marche). Elle est ce métal forgé-ornement de la reconnaissance d’une évolution.