Pièce unique, Michel Serres
Et je change d’image : les mêmes pierres seront pour lapidation et fronde, violence, et pour les frontons, constructions. Les barbares démolissent l’édifice pour ramener la pierre à sa fonction de projectile, la sagesse construit pour immobiliser la pierre, pour apaiser la haine, pour la protection. Pourquoi croyez-vous donc qu’il existe des murs, des villes et des temples, alors que nous pouvons dormir sous les étoiles et nous prosterner devant l’horizon ? Nous n’avons jamais bâti que pour assagir les pierres, elles voleraient trop sans cela, entre nous, le plan du constructeur ne compte guère. L’idéal architectonique n’est là que pour la représentation. L’essentiel est que les projectiles s’immobilisent. Pourquoi partout des ruines ? L’histoire détruit pour faire du bâti sa carrière d’armes. On lapide mieux dans les décombres ou dans les chantiers arrêtés. Nous le savons assez bien, nous qui avons vécu, un si long temps, de destruction, nous qui avons vécu science et connaissances, arts plastiques et philosophie, voués à cette destruction. Nous ne vivons plus qu’au milieu des ruines, c’est à dire des projectiles, construire ce n’est que les immobiliser. Paix.
Rome. Le livre des fondations 1983