Graver l’acier, Musée du Fer de Jarville, Claude Rossignol

Catalogue • 1987

A quel appel, à quelle injonction obéissent ils ? Quel magnétisme tellurique a fait surgir ces blocs des entrailles de la terre vers le firmament. L’homme alors s’en est approché. Son corps a paru plus lourd, son avancée s’est ralentie progressivement, gravement.Mais à mesure qu’il marchait, il sentit l’espace s’entrouvrir devant lui à chacun de ses pas : l’alignement intimidant presque menaçant de ces blocs se décomposait, se fragmentait : ils se séparent insensiblement les uns des autres, dans toutes leurs qualités de présence : dans leur mystère d’être là. Mais de quel royaume terrifiant de quel empire inconnu ont ils été arrachés? Face à face, l’homme se trouve devant ce qu’il pourrait être son double.Il distingue maintenant beaucoup plus qu’une forme d’ombre : ses yeux peuvent lentement glisser le long des méandres profonds. Le bloc est perceptible dans son entier ,avec ses détails, ses innombrables replis comme ceux d’une peau épaisse mais vulnérable. Présence d’une indicible puissance concentrée, enveloppée dans sa froide solitude. L’homme songe alors à l’inhumaine condition que le monde lui oppose : alors l’interminable dialogue avec le peuple des morts se renoue. Oui, ces signes gravés disent les efforts des foules passées et présentes, unies dans cette incompressible nécessité de transformer le monde, ou plutôt de l’apprivoiser dans l’espoir de le rendre moins hostile, moins indifférent, moins étranger aussi. Durant sa méditation, les yeux n’ont pas cessé de scruter ces intrigantes nervures, ces sillons irréguliers, peut être devrait on les appeler des cicatrices. La lumière fait vibrer chaque fibre. Les mains de l’homme attirées hésitent. Le contact avec ces veinures renvoie bien à l’origine, aux premiers balbutiements, aux premiers marquages, à cet inaugural témoignage mythique. L’homme songe à cet instant d’illumination, fondatrice de civilisation où, la première fois, un autre homme réalisa que la mort ne pouvait être conjurée qu’avec des moyens immortels : transcender la mort par la création. Si ces blocs d’acier griffé, malaxé, pétri porte les stigmates d’une glorification du geste, encore ce geste doit il être interprété moins comme les empreintes d’un individu particulier que comme l’indice d’une activité, d’un potentiel d’action, bref d’une vitalité qui ne pourrait appartenir en propre à personne. Ces incisions sont les gardiennes, visibles, de toutes pulsions, de toute volonté. En ce sens, chacune de ces douze stèles n’est pas à considérer dans la clôture de son apparence d’objet fini ; elles sont à découvrir dans leur redéploiement temporel. Elles doivent être appréhendées dans ce flux qui les vit naître, dans la fluidité d’un continuum dont elles sont chacune une stase. Reste alors cette trace tangible d’une révolte, saisie en son état naissant, dans la pleine réalité de son entourage.

Claude Rossignol