Témoin d’un parcours, Théâtre G.Philipe Frouard, P.Parent

Catalogue • 1992

Lorsque l’on arrive pour la première fois dans la région de Frouard Pompey, il est difficile de s’imaginer que ces immenses terrains déserts, arasés, où règne le calme d’un cadre champêtre, soient des friches industrielles et qu’ils avaient pu contenir autrefois ce formidable et terrifiant bouillonnement de vie qu’est une usine sidérurgique. Autrefois ? Pourtant la dernière coulée eu lieu ici-même le 18 octobre 1986 autant dire hier. Pourtant ici, depuis 100 ans et jusqu’à ce jour fatidique, des milliers d’ouvriers ont travaillé plus que durement. Ici s’entassaient sur des dizaines d’hectares, des hauts fourneaux, des fours Martin, des laminoirs, des cowpers, des puddlers, des concasseurs, des marteaux-pilons, des annexes multiples de ports… D’ici sont sortis les milliers de tonnes de poutrelles d’acier qui ont permis à Eiffel de construire sa tour et à Bartholdi sa statue de la liberté. Ici, le feu grondait, le méphitisme s’étendait (« Quand ça sent l’usine, c’est que le vent vient du Nord Est et donc qu’il va faire beau » disaient les riverains lointains). Ici, c’était l’autre Ephaïstos. Et puis, plus rien. Pas l’ombre d’un quelconque vestige. Que le silence de ces espaces totalement désertés. Méticuleusement désertifiés pourrait on même dire. Comme s’il fallait absolument qu’aucune trace ne vienne rappeler le passé. Pourtant plus que ses 3000 ouvriers (ils étaient le double au sortir de la guerre, autant que la population actuelle de Pompey), c’est quasiment toute la région que cette usine faisait vivre. Elle structurait non seulement ces lieux désormais vacants, mais elle ordonnait aussi ses alentours puisque le tissu urbain et péri-urbain s’identifiait totalement avec les alignements de ces cités ouvrières, ses bâtiments pour cadres, ses résidences pour Maîtres de forges. Bien sûr ce désastre économique s’inscrit dans le contexte plus global d’une restructuration complète de la sidérurgie française et plus particulièrement lorraine puisque cette région aura perdu plus de 7500 emplois, rien que dans cette branche et depuis 1975. Certes il est compréhensible, une fois les choix politiques irréversiblement pris (et nous ne discuterons pas ici du bien fondé de ces décisions), et les périodes inévitables puis de désillusions révolues, que les espoirs économiques se reportent définitivement sur d’autres voies (et ces champs d’herbes folles forment forment d’évidence un immense tapis vert déroulé pour l’arrivée de ces autres possibles). Alors pourquoi ce désir aussi évident de gommer toute une période de l’histoire d’une région, d’éradiquer toute une part de la mémoire ouvrière, d’effacer totalement la moindre matérialité qui puisse prêter corps ne serait-ce qu’au plus petit eidétisme nostalgique?En tout cas, un homme Jean François Chevalier, lui n’entend pas laisser sombrer cette ère des cathédrales sidérurgiques dans le gouffre des temps sans en soustraire une stase qui puisse être offerte à la mémoire universelle. Car cet homme a toujours été immergé dans ce paysage industriel depuis son enfance passée près de la pâtisserie familiale de Pompey jusqu’aujourd’hui avec sa résidence à Marbache. Et , lorsque ce personnage, grande et discrète silhouette sombre d’où émerge un visage christique envahi par une large barbe hirsute, me fait visiter la région, il faut l’écouter évoquer la mémoire de ces lieux et ce que son extrême sensibilité a pu déjà en transcender de créations artistiques voix grave et lointaine qui contraste avec l’éclat d’un regard enfoui derrière de grosses lunettes où s’allument alors mille souvenirs d’enfance pour comprendre combien son dernier projet est important, bien sûr pour lui-même mais également pour beaucoup de lorrains et pour nous tous. Car J F Chevalier est aussi un artiste qui, après une carrière honorable comme graveur, sculpteur et professeur de gravure à l’Ecole des Beaux Arts de Metz a littéralement fait exploser sa créativité lorsque confronté à l’iminescence de la disparition des usines métallurgiques, il a eu l’idée fabuleuse et un peu folle d’utiliser les derniers lingots d’acier produits à Pompey comme supports inédits d’une  »gravure » tout à fait hors norme. En effet, réalisées sur place à l’usine grâce à un « chalumeau décriqueur » (sorte de lance flammes qui, à plus de 2700 degrés fait jaillir de la surface des lingots des flots de métal en fusion), ces « gueules d’enfer » ( comme les a appelées Chevalier), véritables « gravures monumentales » sur blocs de 2 mètres de haut qui pèsent plus de cinq tonnes, restent à ce jour inégalées dans l’histoire bien sûr de la gravure mais aussi de la sculpture. Mais ces gueules d’enfer n’étaient pas qu’un formidable défi technique, un travail prométhéen d’ailleurs superbement réussi. Ils étaient aussi bien autre chose : d’abord et bien sûr ils étaient -et restent- œuvre d’Art à part entière où se sont inscrits en gestes majestueux toute la force, toute la fougue, l’inventivité , en somme « la marque » spécifique de cet artiste, œuvre qu’il convient naturellement de restituer dans une Histoire de l’Art donnée : celle des  » Ready-made aidés », des émanations minimalistes des travaux « in situ ». Mais aussi, ces douze lingots d’acier ouvragés par un seul individu quasiment dans les mêmes conditions que les sidérurgistes ne pouvaient pas alourdir de tout le poids supplémentaire d’une symbolique, qui dépassant leur créateur individuel enjoignait la dimension plus collective et historique de cet espace socio culturel sidérurgique et régional. Une dimension dans laquelle se sont donc bien reconnus nombre de ces ex-ouvriers du complexe industriel qui, après que ces 12 « gueules d’enfer » aient été déposées à demeure à Pompey le long de la Moselle, disaient fièrement :

« Tu vois, ces lingots, c’est notre sueur qui est là. »

Ces douze blocs sont des des céroplasties sur lesquels est venue s’inscrire l’irréplécible nécessité qu’ont toujours eu les artistes depuis ceux des grottes de Gargas jusqu’à Chevalier de laisser la trace de leur manualité créatrice. Mais ils sont comme douze apôtres du souvenir drapés dans leur toge d’ acier aux fronces aussi légères que celles des marbres de Phidias. Alignés sur la Moselle tel un nouveau Carnac de fin du II ème millénaire, ils perpétuent aussi l’hymne au travail de l’Homme qui est capable de dompter la matière la plus dure soit-elle et donc en faire L’Hymne à la sidérurgie en général. D’autant plus qu’en filigrane de ces replis apparaissent, suivant les mouvements du spectateur autour des œuvres et la disposition de la lumière, des ombres inquiétantes et multiples dessinant des figures fantomatiques, évanescentes apparitions de la foule de ces sidérurgistes aux visages marqués -gueules d’enfer- que le Temps qui passe aura en effet rendu incorporels. Et l’on touche aussi à l’essentiel de l’oeuvre de Chevalier et à ce qui explique son acharnement à vouloir réussir son dernier projet relié à la matérialité même de l’Usine de Pompey. En effet, ce chiffre 12 renvoie aux divisions gnomonistiques des 12 mois de l’année, 12 heures sidérales, 12 constellations de l’espace solaire (etc.), bref au concept d’écoulement du temps qui chasse inexorablement tout Présent non « marqué » dans les oubliettes du Passé révolu. C’est ainsi qu’à la suite de cette réflexion, J F Chevalier a pu concevoir ce projet (car il n’est encore qu’un projet, sa réalisation réelle ne pouvant se faire, compte tenu du gigantisme de l’opération qu’avec l’accord de multiples partenaires financiers et institutionnels) : réaliser un « cadran solaire » avec des anciennes pièces sauvées de la destruction du complexe sidérurgique, sur le site même de la « Gueule d’Enfer ».