Les yeux fermés, Philippe Lerat
Depuis les marbrures de la mémoire.
«Les yeux fermés» c’est le titre d’une série de gravures qui sert aussi de titre à l’ensemble de l’exposition. Ce titre peut de prime abord dérouter. On attend plutôt d’un artiste qu’il ait les yeux ouverts et non fermés. Comment peut-on donner à voir si l’on ferme les yeux ? Répondre à cette question, c’est déjà entrer un peu dans le travail de Jean François Chevalier.
Fermer les yeux, c’est refuser la présence du monde visible pour se replier en soi. C’est aussi se laisser habiter par les images intérieures. Dans les marbrures de la mémoire, les souvenirs isolés de sensations diffuses, de perceptions anciennes vont et viennent, se détachent un moment puis repartent dans les profondeurs d’où elles ont émergé. Saisir le souvenir, le fixer et ainsi conjurer le passage du temps, telle est l’intention de Jean François Chevalier. Il y a dans bien les œuvres de l’artiste, la persistance de ce regard de l’enfance qui de sa proximité avec le monde s’attache à un détail, joue avec les proportions, opère des rapprochements inattendus. Privilégiant la physionomie des choses sur leur fonction, il annonce une autre relation avec le réel. Une relation charnelle où tous les sens sont convoqués. On sent chez l’artiste un goût pour la matière, pour la puissance même de la matière. L’oeuvre, à la frontière de l’abstraction et de la figuration, ne définit pas totalement le souvenir mais lui donne une sorte de respiration. Les yeux fermés, voilà qui a peut être aussi à voir avec l’art de la gravure. Art où il faut accepter de ne pas tout voir. D’abord parce que l’artiste est toujours un peu aveugle lorsqu’il entaille la plaque, attendant la révélation du tirage. Les révélations devrait-on dire car en gravure les états, dans leur multiplicité, ouvrent l’oeuvre vers des variations infinies qui sont autant d’apparitions. L’œil de l’artiste cette fois est bien ouvert et que l’on sait sévère voit ce qu’il ne pouvait prévoir. Comme si la matière venait à son aide, l’aidant à déchiffrer son intention. La gravure produite évoque donc le souvenir flottant en le reconfigurant totalement.
Les gravures s’insèrent aussi dans des séries. Il y a dans chaque série comme un air de famille, un fil qui relie les gravures les unes aux autres et les éclaire. Cette dialectique de l’un et du multiple, le coffret vient parfois la prolonger associant unité et intimité Les coffrets sont comme des tranches de vie ou de souvenirs. Comme l’artiste le confie dans son entretien avec Paulette Choné, son œuvre est une recherche pour «appréhender la vie». Appréhender ce qui peut l’être totalement appelle le recommencement perpétuel de cette quête sans relâche pour produire un équivalent matériel d’images intérieures diffuses. Cette recherche, somme toute assez autobiographique, part du souvenir d’une chose vécue pour aboutir à l’autonomie d’une image. Mais comment le spectateur peut-il entrer dans une œuvre aussi profondément inscrite dans la vie de son auteur ? Paradoxalement, c’est parce que le travail de Jean François Chevalier s’est d’abord adressé à lui-même, et justement en tant que recherche, en tant que poétique du quotidien, en tant que déchiffrement du réel, qu’il peut s’ adresser à tous. En sollicitant notre imaginaire, l’image nous invite à interroger notre relation au réel, les yeux ouverts cette fois.